par Susan Wagg

Table des Matières

Remerciements

Avant-propos

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Notes biographiques

Abréviations et Notes

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7 CONCLUSION

L'association de Nobbs et Hyde prit fin en 1944, après le décès de Hyde. Nobbs continua brièvement sous le nom de Nobbs et Valentine et s'associa finalement avec son fils Francis. Vers le milieu du siècle, toutefois, alors qu'il ne faisait à peu près plus de design, la pratique de l'architecture avait radicalement changé. Nobbs exprima sa déception envers le nouveau courant dans un article qu'il a écrit en 1956 pour le RAIC Journal à l'âge de quatre-vingt-un ans: "La première guerre mondiale a ébranlé l'héritage culturel du monde occidental. Après la seconde guerre mondiale, il ne restait plus d'argent pour financer un héritage culturel. Il fallait trouver le moyen de construire et d'organiser la vie avec un dollar qui valait maintenant 20¢ par rapport à sa valeur de 1900. Nous avons dû essayer d'oublier le sens de la pratique de l'architecture et nous résoudre à une ingénierie de circonstance."1

Nobbs eut la chance de réaliser la majeure partie de son œuvre à une époque où les méthodes traditionnelles étaient encore admises et où il pouvait mettre en pratique les idéaux des Arts et Métiers, car sa formation du XIXe siècle l'avait mal préparé à s'adapter au monde nouveau qui l'attendait. Un de ses derniers contrats conçu en 1926-27, le Pulp and Paper Research Institute of Canada (fig. 28), situé rue Université à Montréal, n'est en aucune façon un modèle "d'ingénierie de circonstance"; mais il illustra le dilemme auquel faisaient face Nobbs et les autres architectes de formation Arts et Métiers. L'aspect financier et l'évolution des critères de design l'ont mené à choisir un traitement classique sévère et dépouillé qui, même s'il apportait une solution digne et raisonnable dans les circonstances, fut par nécessité un mode d'expression beaucoup plus homogène et moins idiosyncrasique que Nobbs l'eut souhaité. Bien sûr, l'institut reflète jusqu'à un certain point cette froideur et cette standardisation propres au style Beaux-Arts que Nobbs combattait et qui caractérise également le modernisme du style international. Les deux mouvements, comme le fait remarquer William Jordy, combattaient "l'importance accordéee au naturalisme, au nationalisme et à l'individualité qui avait distingué le design du milieu du XIXe siècle"2; ces éléments avaient pourtant inspiré les meilleures œuvres des Arts et Métiers.

Il va de soi que la philosophie architecturale que Nobbs hérita de l'ère victorienne était imprégnée de la théorie évolutionnaire du XIXe siècle; il en fut donc amené à croire que s'il faisait ressortir l'essentiel d'une bonne construction traditionnelle dans ses cours et établissait les plus hauts critères de qualité dans ses designs, il traçait adéquatement la voie pour l'évolution graduelle d'une bonne architecture canadienne contemporaine.3 Mais avec le temps, non seulement les matériaux de construction changèrent-ils radicalement et le coût de la main-d'œuvre devint-il prohibitif, mais la vision romantique du XIXe siècle sur la corrélation entre l'homme et la nature fut supplantée par une toute autre conception à la gloire de la technologie et défiant les forces de la nature. Cette nouvelle conception allait s'exprimer en architecture comme dans les autres arts; Vincent Scully parle des problèmes d'adaptation qu'a eus Frank Lloyd Wright devant ces mutations profondes car Wright (1869-1959), comme Nobbs, était un romantique du XIXe siècle profondément influencé par le mouvement des Arts et Métiers. Cette impasse philosophique n'arrêta cependant pas l'évolution de Wright. Il n'a pas seulement su s'adapter à l'ère moderne, mais il l'a façonnée. Avec d'autres grands esprits créateurs du début du siècle, il a cherché au delà de son environnement immédiat les traditions essentielles d'une variété de cultures non européennes, et inventé des formes et des images qui pourraient élargir et ranimer les expressions moribondes de l'art occidental. Scully souligne que l'architecte de Chicago était capable de puiser aux formes angulaires et abstraites du Japon et de l'Amérique pré-colombienne, par exemple, et les repenser en fonction de nouveaux usages et de nouveaux systèmes de construction. Ce faisant, il a réalisé une synthèse véritable de la permanence et de l'innovation. La réceptivité de Wright au monde en général fut également décisive car elle a ajouté une dimension universelle à son propre sens du lieu, autre coalescence essentielle dans un âge de communication de plus en plus rapide.4

Contrairement à Wright, Nobbs resta un traditionnaliste et fut incapable de réaliser cette synthèse du XIXe siècle dans ses designs. Malgré le fait qu'il avait fait ressortir régulièrement l'essentiel d'une bonne construction de toute époque dans ses œuvres et son enseignement, il n'avait pas cette fascination pour le nouveau des innovateurs qui, comme le fait remarquer Lewis Mumford, "enflammait l'imagination des meilleurs architectes"5, et il refusait de dépasser les confins de sa propre tradition pour trouver de nouvelles sources d'inspiration.6 Il n'avait pas comme Wright été formé au cœur du bouillonnement avant-gardiste de Chicago. Le mouvement des Arts et Métiers qui l'avait formé pétait né du refus de l'industrialisme moderne et mettait l'accent sur la beauté thérapeutique des anciens matériaux et des anciennes méthodes plutôt que sur les emballantes perspectives offertes par les nouvelles techniques. Par conséquent, bien que Nobbs en ait vu les promesses, rien ne pouvait supplanter son affection profonde et sa prédilection pour la pierre et la brique bien posées. Dans les designs de Wright, cependant, l'ancien et le nouveau pouvaient coexister et se rehaussaient mutuellenent. La maison Kaufmann, "Fallingwater," en Pennsylvanie (1937-38) est faite de sections de pierre brute locale mariées à d'audacieux blocs de béton en porte-à-faux.

Dans le domaine de la forme et des images, plusieurs facteurs ont empêché Nobbs de s'aventurer au delà des frontières de la tradition humaniste européenne à l'instar des innovateurs comme Wright. Le nationalisme et l'insularité tenace des Britanniques alliés à un puissant désir de perpétuer les valeurs humanistes ont mené la plupart de leurs talentueux architectes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle à rechercher des solutions dans le passé architectural de ce pays sans chercher de réponses constructives ailleurs. Ces sentiments et son respect pour sa clientèle conservatrice ont gardé Nobbs bien en deçà des confins de la tradition occidentale. Les critères de qualité, les moyens et les goûts du Canada étaient encore dans l'œuf; Nobbs a bien compris son rôle et a préparé la voie pour une croissance future. À ce titre, il avait pourtant une foi trop grande dans le phénomène évolutif "sacré et impitoyable",7 car les mutations modernes ont évolué à un rythme inconcevable pour Darwin. De plus, les changements soudains et convulsifs modifient profondément la vie; et pourtant Darwin, à une époque tourmentée par les révolutions politiques, a peut-être choisi de faire l'autruche devant un aspect aussi inquiétant de la nature. Le style de Nobbs, si bien fondé fut-il (c'était l'héritier des théories de Webb), n'a pas eu le temps de s'épanouir,8 alors que la démarche plus radicale de Wright était à la fine pointe d'une ère de changement accéléré.

Si la place qu'occupa Nobbs dans le temps a voulu que bon nombre des principes qu'il a enseignés et qu'il a incarnés dans son œuvre ont été en grande partie méconnus des grands courants architecturaux au milieu du siècle, certains d'entre eux ont bien sûr été redécouverts dans la période dite postmoderne. Les crises sociales, écologiques et énergétiques des deux dernières décennies ont rappelé à tous ceux qui pensent, les architectes y compris, notre dépendance envers la nature et les autres humains. Nobbs avait raison d'insister sur la pertinence de l'histoire et de la tradition, même dans un âge d'acier et de béton armé. Au plan strictement pratique, il aurait facilement pu formuler la remarque maintes fois citée de Lethaby en 1929: "M. Corbusier a dit des maisons que c'étaient 'des machines où l'on vit', et l'idée est éloquente; mais un bâtiment valable n'est pas nécessairement une série de contenants ou une structure d'acier. Le bâtiment le plus scientifique et le plus rationnel dans une conjoncture donnée peut encore être en brigue et en chaume."9 Bien qu'il reconnût quelques maîtres véritables dans le nouveau style international européen, Nobbs s'inquiétait de leur bruyant rejet du passé. "Les monuments du passé", écrivait-il, "ayant été très bien construits (...) ont une façon à eux de survivre aux écoles de pensée et de participer au reliquat de l'expérience passée de l'homme de la rue d'aujourd'hui et même de demain."10 Il savait bien que l'architecture fait partie intégrante de la civilisation humaine, "une sorte de document de l'histoire culturelle et économique des peuples."11 Dans cet esprit, il est intéressant de lire les propos récents de Ada Louise Huxtable sur les nouvelles villes françaises qui firent leur apparition dans la région de Paris au milieu des années 60, planifiées selon les préceptes de Le Corbusier. Huxtable fut frappée de "la façon curieuse qu'ont les bâtiments de se déconnecter des gens et des lieux qu'ils desservent pour tout sauf ce qui est directement fonctionnel" et conclut qu'on avait abandonné la civilisation urbaine."Le principe des tours dans un parc de Le Corbusier devait refaire la ville du XXe siècle, mais il a tué son humanité et son tissu connectif." Elle nous avertit que "la perte ultime pourrait être l'urbanité même, au sens le plus civilisé du terme."12

Nobbs a toujours été un adepte de la courtoisie, non par opportunisme, mais par humanisme. Bonté et humanisme, véritable essence de l'enseignement des Arts et Métiers, inspirent son oeuvre. Le fait que ses bâtiments reflètent la fin, et non le commencement d'une tradition ne nie en rien la valeur de son message. Pour Nobbs, l'architecture ne se résumait pas au développement économique de l'immobilier", mais c'était le véhicule artistique "dans lequel le tangible sert de pont entre l'esprit et l'esprit, l'artiste et le public."13 À travers cette technique exceptionnellement publique, Percy Nobbs fut en mesure d'exprimer la pleine mesure de ses sentiments d'être humain et dans le cadre de ses propres objectifs, de s'épanouir pleinement en tant qu'artiste. Même si à sa mort en 1964 ses idées étaient passées de mode, on peut aujourd'hui regarder en arrière et lui octroyer une place parmi ceux qu'un de ses contemporains, l'architecte canadien John Lyle, avait appelés les traditionnalistes inspirés.14

 

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FOOTNOTES

1. Nobbs, «Architecture in the Province of Quebec During the Early Years of the Twentieth Century», JRAIC 33 (nov. 1956), p. 419.

2. William H. Jordy, American Buildings and Their Architects, vol. 3: Progressive and Academic Ideals at the Turn of the Century (Garden City: Anchor, 1976), p. 349.

3. Il a cru qu'elle serait régionale.

4. Vincent Scully Jr., Modem Architecture, éd. rev. (New York: Braziller, 1974), pp. 25-29.

5. Lewis Mumford, Roots of Contemporary American Architecture (New York: Dover, 1972), p. 23.

6. Évidemment, c'était en partie une réaction à l'éclectisme non sélectif.

7. Nobbs, «University Education in Architecture», p. 71.

8. Nobbs fut certainement influencé par la pensée de Webb sur le style, que décrit Robert Macleod dans Charles Rennie Mackintosh (Feltham: Hamlyn for Country Life Books, 1968), p. 16. Webb croyait que «si l'on construisait de façon rationnelle et avec soin, en tenant compte du climat et du site et en utilisant des matériaux locaux - le style ressortirait de lui-même, de façon tout à fait naturelle. Mais cela ne veut pas dire qu'il faille éviter les anciens idiomes stylistiques (...) à condition 'd'assimiler' les éléments».

9. Macleod, Style and Society (London: Royal Institute of British Architects, [1971]), p. 135.

10. Nobbs, «Present Tendencies Affecting Architecture in Canada, Part III», JRAIC 7 (nov. 1930), p. 392.

11. Nobbs, «Présent Tendencies, Part I», JRAIC 1 (juill. 1930), p. 245.

12. Ada Louise Huxtable, «Cold Comfort: The New French Towns», New York Times Magazine, 19 nov. 1978, pp. 168-69.

13. Nobbs, «University Education in Architecture», p. 69.

14. John M. Lyle, «Canadian Décorative Forms», JRAIC 9 (mars 1932), p. 65.

 

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