par Susan Wagg

Table des Matières

Remerciements

Avant-propos

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Notes biographiques

Abréviations et Notes

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4 COURTOISIE ET ARCHITECTURE

Le néo-gothique, source du mouvement des Arts et Métiers, avait non seulement fait valoir un mode de construction et les matériaux à utiliser, mais également l'insertion des bâtiments dans le paysage. En 1905, Nobbs fit remarquer que les maisons de campagne de Lorimer et Lutyens "semblaient croître dans leur environnement, et non y avoir été plantées."1 Contrairement à Lorimer, Nobbs travailla principalement dans des cadres urbains; mais il s'intéressait autant à l'environnement urbain que rural, talent qu'il avait en commun avec des personnalités des Arts et Métiers comme Webb, Lethaby et Lutyens. Comme eux, il respectait l'ancienne architecture régionale. En 1877, Morris et Webb avaient dû fonder la Society for the Protection of Ancient Buildings (S.P.A.B.) afin de mettre un frein aux ravages du temps et à l'excès de zèle des rénovateurs. Webb refusa à l'occasion d'entreprendre un ouvrage qui exigeait- la démolition d'un ancien bâtiment qu'il admirait; pour Standen, sa dernière grande maison de campagne (1882-84), il incorpora une ancienne maison de campagne revêtue de bardeaux au bâtiment neuf.2 Conçu par W.D. Sugden, disciple enthousiaste de Morris et Webb et l'un des premiers membres de la S.P.A.B., le Nicholson Institute (1881-84) à Leek, dans le Staffordshire, illustre de façon particulièrement attachante cette sensibilité à l'environnement. Sugden a voulu conserver une maison du XVIIe siècle bordant la rue, même si elle bloquait la plus belle vue de son œuvre. Le Builder signalait néanmoins que le pittoresque jardin de la vieille maison, avec ses tournesols et ses rosés trémières, "confère au décor une saveur charmante et vieillotte."3

Un an après son arrivée à McGill, Percy Nobbs recommandait vivement à l'Université de préserver le pavillon des Arts, construit en 1840, le plus ancien bâtiment du campus, bien que, et il l'admettait lui-même, il fut tout à fait désuet, insalubre et délabré. Il conseillait plutôt de le rénover en respectant la vieille façade.4 En 1924, dans un exposé au Royal Institute of British Architects intitulé "Architecture in Canada", il se plaignait encore de voir les trésors architecturaux des débuts de la colonie, legs des Français et des Anglais, "dans un triste état, et l'intérêt du public pour leur préservation encore inexistant. Les étudiants de l'école d'architecture de McGill viennent de commencer à inventorier l'architecture ancienne [recherche réalisée sous la direction de Traquair et publiée par l'Université dans Séries XIII (Art and Architecture) à partir de 1925], et l'Ordre des architectes de la province de Québec offre une bourse de voyage pour étudier les anciens ouvrages français. Ce sont là de biens maigres expédients lorsque la fierté du public fait défaut."5

Malgré la profonde affection de Nobbs pour l'architecture du passé, très souvent lorsqu'on lui demandait de construire de concert avec des bâtiments existants, il était forcé de faire preuve d'une grande charité chrétienne. "La courtoisie" écrivait-il dans son livre Design "tient de la miséricorde et la miséricorde est une double bénédiction."6 ("Béni soit le miséricordieux, car il obtiendra miséricorde.") L'architecte dût faire preuve de miséricorde pour réaliser ses divers designs pour l'université McGill à son arrivée en 1903, car la plupart des bâtiments du campus dataient des éclectiques années 1880 et 1890 où, selon ses propres termes, "les tendances architecturales étaient aussi fluctuantes et légères que la mode vestimentaire d'aujourd'hui, et bien éphémères."7 Seule l'utilisation stricte d'un même matériau, le calcaire de Montréal, venait donner au campus un peu d'homogénéité, mais les bâtiments euxmêmes étaient, de l'avis de Nobbs, "une masse anarchique et disparate."8

Le groupe de bâtiments le long de la pente de la rue McTavish, à l'extrémité ouest du campus, en est une illustration éloquente. Tout en haut se dressait le Presbyterian Collège (commencé dans les années 1870 et agrandi en 1882), à la manière gothique de Ruskin, tandis que légèrement au sud se trouvait la bibliothèque Redpath, à la manière romanesque de Richardson, ouverte en 1893. Bien que ces bâtiments du XIXe siècle aient été construits à différentes époques et aient exprimé deux vocabulaires différents en vogue à l'époque victorienne, ils s'inspiraient tous deux d'une architecture médiévale; c'est la piste que suivit Nobbs lorsqu'on lui demanda d'agrandir la bibliothèque en 1921. Sa connaissance approfondie du bâtiment médiéval lui a fait dire:

Une partie des groupes irréguliers de bâtiments interreliés, qui n'ont pas été conçus par un seul maître en même temps mais, comme pour le château d'Edimbourg et le Mont Saint-Michel, ont évolué pendant plusieurs siècles vers leur forme actuelle par un processus agglutinant, peuvent néanmoins être perçus comme un exemple de composition intentionnelle. Le problème que pose leur emplacement et la diversité de leurs éléments n'a pas dressé d'obstacles, mais a été une source d'inspiration pour les designers successifs qui ont joué leur rôle dans des chefs-d'œuvre d'effort conjugué.9

Par conséquent, Nobbs accepta le legs du passé victorien et conçut pour la bibliothèque un ajout moderne (fig. 15) aux détails austères dont les hautes fenêtres étroites qui éclairent les rayons rappellent les grands halls du Moyen-Age. Presque tous ces grands halls étaient des ajouts; et Nobbs, en s'inspirant du précédent médiéval, harmonisa la largeur de ses meneaux à ceux de l'ancienne bibliothèque. Ainsi, sans recourir aux "meneaux, contreforts et parapets par trop abondants"10 qui, selon lui, caractérisaient une grande partie de l'architecture universitaire gothique de l'époque, il a réussi à lier un ajout sobre, presque sans ornementation (pl. III), à un bâtiment précédent de style roman victorien très texturisé. Enclavé entre les tours flanquant l'ancien bâtiment, l'ajout élégant de Nobbs, avec ses lignes et sa forme épurées, marquait une conclusion logique - tant du point de vue visuel que stylistique - à la perspective architecturale se déroulant le long de la rue McTavish (fig. 17). Malheureusement, sa contribution à cet effort architectural conjugué a été en grande partie masquée-par un ajout ultérieur en béton armé purement fonctionnel. Par son rejet absolu du passé, le modernisme laisse peu de place à la miséricorde.

L'institut de pathologie (1922-24) (fig. 18), entreprise conjointe de McGill et de l'hôpital Royal Victoria, construit pour loger le service de pathologie de l'hôpital et les services de pathologie, de bactériologie et de jurisprudence médicale de l'école de médecine de McGill, constitue peut-être le plus beau témoignage de la sensibilité de Nobbs envers le paysage urbain. L'institut occupe un site étroit et escarpé entre la rue Université et l'avenue des Pins. L'hôpital Royal Victoria, édifice massif de style baronnial écossais de la fin du XIXe siècle, se dresse du côté ouest et en bas à l'est, une série de petites maisons en rangée - modestes maisons familiales - longe l'avenue des Pins. Nobbs était profondément conscient de la disparité de taille entre les bâtiments qui flanquaient l'institut; et même s'il a répondu aux exigences complexes d'un laboratoire moderne et de salles de cours hautement spécialisées, il a également relevé le formidable défi esthétique que posaient les environs de l'institut.

Nobbs a rejeté la monumentalité de l'hôpital et conçu un bâtiment en deux sections plus petit, dont le corps principal s'étend au nord le long de la rue Université et loge la salle d'autopsie, un musée, la morgue, des bureaux, des salles de cours et quelques laboratoires de microscopie ultra spécialisés. Une petite maison a été érigée sur l'avenue des Pins qui fut reliée au bâtiment principal par un passage voûté. Les logements des concierges étaient situés aux deux étages inférieurs, totalement isolés du reste de l'institut pour des raisons d'hygiène. Les animaux de laboratoire étaient logés au-dessus, et seul un corridor au-dessus du passage donnait accès au bâtiment principal. Le passage donnait sur une cour intérieure et servait d'entrée discrète aux véhicules des entrepreneurs de pompes funèbres. De plus, les grands laboratoires de microscopie qui donnaient sur la cour jouissaient de la lumière stable du nord. Les perspectives de Nobbs réalisées en 1922 révèlent nettement un traitement habile de la masse de ce bâtiment qui sert de transition entre le vaste hôpital et les petites maisons. À l'angle de l'avenue des Pins et de la rue Université, l'architecte a créé avec sa travée à pignon le soulignement puissant qu'il fallait pour contrebalancer la masse de l'hôpital, tout en ramenant le toit de la tourelle et la maison attenante aux dimensions des maisons en rangée. Une fois terminé, l'institut de pathologie est devenu la clef de voûte d'une série architecturale qui dévale gracieusement la pente en épousant ses contours naturels (fig. 16). Non seulement était-ce une solution admirable à la discordance des dimensions, mais l'ensemble du secteur s'en trouvait visuellement rehaussé.11 Ici encore, l'histoire avait appris à Nobbs qu'un exercice de planification urbaine n'était pas tenu à un classicisme formel. Un joli rendu à l'aquarelle, daté du 28 juin 1922 et présenté avant les épures, montre que Nobbs envisageait l'intégration de l'ensemble. Le nouveau bâtiment se niche dans son site comme s'il y avait toujours été.

Si l'idéal de courtoisie en architecture de Nobbs demandait une certaine générosité de sa part, il n'exigeait pas un effacement total. L'institut de pathologie constitue autant une critique de l'hôpital du XIXe siècle qu'un compromis. L'institut aux dimensions humaines est un témoignage beaucoup plus discret que le vaste hôpital, cadeau grandiose (1 000 000 $) de deux financiers d'origine écossaise ayant fait fortune dans les chemins de fer, Sir Donald Smith (plus tard Lord Strathcona) et Sir George Stephen (plus tard Lord Mount Stephen), pour marquer le cinquantenaire de la reine Victoria en 1887. Inspiré de deux anciens bâtiments écossais, le Royal Infirmary à Edimbourg (1874-79) de David Bryce et le Fyvie Castle à Aberdeenshire (1600-03), l'hôpital Royal Victoria est souligné de façon agressive par son parement de moellons bruts, aux assises d'une rigidité sévère, témoin de l'amour victorien pour la perfection technique. Le traitement sévère de la maçonnerie et les emprunts stylistiques superficiels qui caractérisent les débuts de l'architecture baronniale victorienne étaient la bête noire des architectes d'une époque ultérieure, tel Nobbs. À l'instar de son professeur Lorimer, Nobbs a conçu une œuvre originale qui ne s'inspire pas d'un bâtiment historique particulier, mais de sa compréhension profonde et de son amour des anciens bâtiments écossais. Son plan en L, par exemple, tient beaucoup plus de l'architecture baronniale écossaise des XVIe et XVIIe siècles que le symétrique Fyvie Castle, et les superbes moellons bruts équarris aux formes variées qui parsèment la façade s'apparentent davantage à la douce texture de l'ancienne maçonnerie écossaise. Il faut également souligner que son traitement de la maçonnerie reposait sur l'habileté et la créativité des maçons. Dans un chapitre de The Stones of Venice, "The Nature of Gothic", Ruskin faisait une mise en garde qui a profondément marqué Morris: "L'homme n'est pas fait pour travailler avec la précision de l'outil, précis et parfait dans tous ses gestes. Pour obtenir de lui une telle précision et lui faire tracer avec ses mains des courbes de compas, il faudra lui arracher sa nature humaine."12 Fidèle à sa formation des Arts et Métiers, Nobbs respectait la personnalité des artisans et l'unicité du matériau et du site.

Individualité et humanité marquent également son choix d'ornementation, selon lui essentiel véhicule du symbolisme en architecture. Nobbs écrivit que "comme les mots, l'ornementation peut suggérer l'ineffable ou simplement affirmer l'évidence, et ses phrases ont une valeur relative, différente des valeurs techniques de cadence et de rythme ou de l'agencement des couleurs et de la composition qui émanent d'une conception artistique."13 Il énonça le thème de l'institut de pathologie par le biais d'une inscription latine sculptée sur le porche qui donne sur l'avenue des Pins. Cette inscription signifie en français: "Ici, la mort se renouvelle dans la vie." En ce sens, la pathologie aide à perpétuer la vie en recherchant les causes de la maladie et de la mort. Ce thème significatif établi, les décorations sculptées de l'extérieur restent dans la même veine. Les anciens châteaux et les tours d'Ecosse sont ornés de devises pieuses, d'armoiries et de monogrammes sculptés, et Nobbs fit renaître ces décorations traditionnelles afin de véhiculer un message de réconfort contemporain. Entre autres, des médaillons rendent hommage à ceux qui ont jadis contribué à la science médicale: Asclepios, dieu grec de la Médecine et de la Guérison, et Rudolf Virchow, père de la pathologie moderne. Pour encourager les pathologistes du futur, Nobbs fit sculpter au-dessus de l'entrée des étudiants un ravissant hibou, symbole de la sagesse. Par ce biais, Nobbs fit d'un laboratoire du XXe siècle consacré à l'étude de la maladie et de la mort un éloge à la vie. Tout l'immeuble témoigne du triomphe de la vie sur la mort: l'objectif et le thème du bâtiment, le naturel de sa maçonnerie irrégulière et son asymétrie, le recyclage des anciennes formes et techniques, et à vrai dire l'utilisation même de ces formes reliées de près à l'héritage écossais de Nobbs. À la mort de Nobbs, en 1964, l'auteur de l'une de ses notices nécrologiques disait de lui:

C'était un homme imprégné des traditions architecturales qui sentait l'importance d'une conception qui serait moderne sans pour autant perdre contact avec l'héritage du passé. Il avait la conviction que le fonctionnalisme n'interdit pas l'expression de la continuité du genre humain.14

L'institut de pathologie est sa plus éloquente déclaration de foi en ce credo.

 

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APOSTILLES

1. Nobbs, «On the Value of the Study of Old Work», p. 75.

2. Standen, East Grinstead, Sussex, est aujourd'hui une maison du National Trust ouverte au public.

3. Mark Girouard, Sweetness and Light (Oxford: Oxford University Press, 1977). Morris vécut un certain temps à Leek afin d'explorer la teinturerie chez Thomas Wardle.

4. Nobbs, «McGill University Disposition of Future Buildings». Le document fait partie des APP, daté 7 déc. 1904. (Manuscrit.)

5. Nobbs, «Architecture in Canada», p. 91. La recherche qu'avait effectuée à cette époque Marius Barbeau était également importante.

6. Nobbs, Design, p. 113.

7. Nobbs, «The General Scheme for the University of Alberta», JRAIC 2 (sept.-oct. 1925), p. 159.

8. Nobbs [Concordia Salus], «Montréal Notes», CAB 17 (nov. 1904), p. 177.

9. Nobbs, Design, p. 339.

10. Nobbs, «Architecture in Canada», p. 93.

11. Malheureusement, un bâtiment ultérieur est venu en détruire l'effet.

12. John Ruskin, The Nature of Gothic. A Chapter of the Stones of Venice, éd. William Morris (1892; réimpr. New York: Garland Publishing, 1977).

13. Nobbs, Design, p. 123.

14. AUM 17, p. 73 (Montréal Gazette, 11 nov. 1964).

 

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