par Susan Wagg

Table des Matières

Remerciements

Avant-propos

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Notes biographiques

Abréviations et Notes

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3 ARCHITECTURE DOMESTIQUE

À l'époque où Nobbs faisait ses études, à la fin du XIXe siècle, les Anglais avaient conçu pour la bourgeoisie des maisons et des meubles reconnus pour leur confort et leur esthétique; si bien que l'architecte Hermann Muthesius, en poste à l'ambassade d'Allemagne à Londres de 1896 à 1903, y trouva matière à un projet ambitieux qui l'amena à publier en 1904 et 1905 Das englische Haus. Ce mouvement, qu'on baptisa English Domestic Revival, a vu le jour grâce à la conviction profonde et au génie artistique avec lesquels Morris et Webb ont conçu la maison familiale et son intérieur, et à l'œuvre immensément créatrice et très en vogue de leur contemporain Shaw. Muthesius a souligné que la grande réussite des réformateurs de l'architecture domestique en Angleterre à partir du début des années 1860 a été de libérer les architectes de leur obsession pour les châteaux, palais et cathédrales, prototypes de l'architecture respectable, pour les tourner vers les simples maisons de campagne, surtout les maisons de ferme et les habitations de village construites par les maîtres-maçons. Les réformateurs ont non seulement trouvé à cette architecture domestique un grand charme, mais des qualités éminemment appropriées aux maisons de la bourgeoisie. Muthesius écrivait: "Elles possèdent tout ce qu'on a cherché et désiré: simplicité de concept, pertinence structurale, formes naturelles plutôt qu'adaptations de l'architecture du passé, design rationnel et pratique, pièces aux proportions agréables, couleur et effet harmonieux nés jadis spontanément d'une évolution organique basée sur les contraintes locales."1

Robert Lorimer, le professeur de Nobbs, se rendit à Londres en 1890 pour étudier sur place ce nouveau concept, et il passa près d'un an au bureau de George Frederick Bodley, l'un des plus grands architectes d'églises de la fin de l'ère victorienne et l'un des grands patrons de la firme de Morris à ses débuts. En 1893, Lorimer ouvrit son propre bureau à Edimbourg, et avant la fin de la décennie il s'était établi en tant que "talentueux designer de cottages inspirés de l'architecture vernaculaire du mouvement des Arts et Métiers."2 Il avait également réalisé la première de ses nombreuses belles restaurations, celle du Earlshall à Fife (fig. 9), château fort écossais du XVe siècle tombant en ruines.

Muthesius se fit un devoir de rencontrer Lorimer avant de retourner en Allemagne et a parlé de ses œuvres dans Das englische Haus, soulignant sa qualité de pionnier d'une architecture écossaise empreinte des idéaux du mouvement des Arts et Métiers. Muthesius écrit:

Il fut le premier à reconnaître le charme des vieux bâtiments écossais sans prétention, d'une franche sobriété et d'un aspect massif simple, presque fruste. Il n'a pas jugé bon d'imiter les anciens styles écossais, avec leurs pinacles, leurs tours et leurs tourelles en encorbellement, étant lui-même suffisamment sensibilisé à l'art ancien pour reconnaître et réévaluer ses charmes les plus secrets. Bref, Lorimer avait entrepris en Ecosse de suivre les sentiers battus par le groupe de Norman Shaw trente-cinq ans plus tôt à Londres.Parmi les œuvres que l'on peut comparer à celles du groupe de Mackintosh, les réalisations de Lorimer dans l'habitation écossaise d'aujourd'hui sont de loin les plus intéressantes.3

Si Muthesius reconnaissait que Mackintosh avait du génie et que la Grande-Bretagne conservatrice ne pouvait accepter son art d'avant-garde, il croyait que l'Ecosse ne pourrait atteindre les réalisations de l'Angleterre sans suivre les traces de Lorimer. Même si Lorimer est resté plus proche que Mackintosh des modèles du XVIIe et du XVIIIe siècle, il n'en différait pas moins de ses contemporains anglais des Arts et Métiers, dont il trouvait les œuvres "un peu trop jolies".4 L'austérité de la vieille architecture écossaise faisait partie de son héritage et pimentait ses designs comme ceux de son élève Nobbs, qui retrouva cette sobriété dans la vieille architecture du Québec, également adaptée à un climat rigoureux.

Au mois du juin suivant son arrivée, Nobbs évalua la situation au Canada telle qu'elle se présentait:

Je m'étonne de constater le peu d'influence directe qu'ont exercé les mouvements anglais et écossais sur l'architecture du Canada. Les excroissances distinctives italiennes, françaises et américaines sont courantes, mais la perfection atteinte dans la maison privée et l'église paroissiale en Angleterre et en Ecosse ne se reflète nullement dans leur contrepartie sur ces rives (...) Les ouvrages domestiques et les petites églises d'Angleterre font figure de proue en ce domaine, et il est grand temps que s'y intéressent ceux qui veulent apprendre des "anciens" ce qui ne s'enseigne nulle part ailleurs.5

Nobbs eut l'occasion d'amorcer ce changement dans le domaine de l'architecture domestique pendant la construction du centre social, lorsqu'un autre professeur de McGill, Charles W. Colby, titulaire de la chaire d'histoire, lui demanda de faire les plans de sa maison.6 La nouvelle résidence de M. Colby, qui a malheureusement été démolie, allait être située au 560, avenue des Pins, à quelques minutes de marche de McGill. La perspective à l'aquarelle de Nobbs et les plans et les élévations préliminaires à l'encre sont datés de 1905-06. La perspective (fig. 8) parut dans le Canadian Architect and Builder en août 1906. Pour ce projet, Nobbs s'associa temporairement à l'architecte montréalais David R. Brown; association qu'il avait d'abord proposée au principal Peterson de McGill en février 1904. Peterson, selon ses notes relatant son entrevue avec Nobbs en avril, lui fit remarquer que l'Université ne l'avait pas fait venir à Montréal à un salaire de 2 500 $ par année pour qu'il entre en concurrence avec les architectes locaux. Nobbs lui expliqua que "une expérience professionnelle canadienne directe ferait plus pour le succès de mes travaux à McGill que mon voyage en France et en Italie avec la bourse Owen Jones ou la reprise de mon travail professionnel à Londres pendant l'été."7 Ce sourd ferment de discorde devait amener Nobbs à offrir sa démission au conseil des gouverneurs en 1909. Le conseil décida de retenir ses services comme professeur de design (avec réduction de salaire), et Ramsay Traquair devint le nouveau titulaire de la chaire Macdonald en 1913.

David R. Brown, l'associé de Nobbs, était né à Montréal en 1869, avait reçu sa formation à Boston et travaillé plus tard pour le Canadien A. F. Dunlop à Montréal. Bien qu'il se soit associé avec divers architectes pendant sa carrière professionnelle, Brown, d'après H. P. Illsley, un architecte montréalais qui le connaissait, n'a jamais joué le rôle de designer dans ces associations.8 Le design de la maison Colby vient corroborer ces dires. A cause de sa formation, Brown utilisait un vocabulaire architectural principalement américain, alors que la maison Colby se rattache directement à la tradition des Arts et Métiers. L'élévation principale symétrique de trois étages était couronnée de pignons doubles, motif médiéval fort prisé des architectes des Arts et Métiers, y compris Webb, Shaw et les jeunes Lethaby et Lutyens (fig. 10).9 Toutefois, le traitement particulier de la maison Colby s'inspire probablement plus directement des habitations des années 1890 d'inspiration vernaculaire de Lorimer à Colinton, banlieue d'Edimbourg, que Nobbs avait eu l'occasion d'étudier pendant son stage. Ces petites maisons avaient "fait sensation et suscité l'admiration des groupes d'architectes les plus sensibles à l'art."10 La façade principale du Pentland Cottage (1897)(fig. 7) à Colinton, de composition plus recherchée que la maison Colby, a été traitée de la même façon dans la section située à droite de l'entrée principale: pignon double, décoré au centre par une descente, toit abrupt, absence de larmiers et haute cheminée. Pour la maçonnerie de ses maisons de Colinton, Lorimer avait utilisé l'ancienne tradition écossaise du crépi hourdé, procédé de construction étanche tombé en désuétude pendant l'ère victorienne. Nobbs adapta la manière simple et dépouillée de Lorimer aux exigences canadiennes, s'inspirant d'une tradition domestique périmée de Montréal qu'il admirait: les sobres maisons en brique rouge à volets verts et cadres de fenêtres blancs. L'influence de Webb se faisait également sentir dans ce choix de matériau - la brique était son matériau de prédilection; et le rappel gothique qu'on pressent par le traitement des pignons et la remarquable fenêtre en encorbellement au-dessus de l'embrasure de la porte avant évoque l'œuvre féconde de cet architecte des Arts et Métiers. La fenêtre en encorbellement, toutefois, ne se limite pas à jeter une note évocatrice et ornementale sur cette façade par ailleurs austère, elle a aussi une raison d'être toute pragmatique, elle sert à éclairer le hall de l'étage.

La maison Colby a été conçue en fonction du paysage environnant, car elle occupait un site splendide à mi-chemin du mont Royal, avec vue imprenable sur la ville. Les pièces principales ont donc été placées à l'arrière de la maison et s'ouvraient sur la ville, tandis que la cuisine, les cabinets et les chambres secondaires occupaient l'avant, du côté de la rue. La salle de séjour des domestiques, la salle de jeu des enfants et la bibliothèque de M. Colby donnaient également sur la ville.

La maison Colby ayant disparu, il est impossible de savoir quel effet décoratif aura eu la brique sur le sobre design de Nobbs. Comme d'autres architectes des Arts et Métiers qui se sont inspirés de l'œuvre de Webb, Nobbs aimait beaucoup les qualités particulières de la brique: sa texture et ses couleurs chaudes, les motifs géométriques créés par l'appareillage. Heureusement, il existe à Montréal d'autres beaux exemples d'ouvrages en brique, notamment le University Club, rue Mansfield, conçu en 1912, où l'on peut admirer un magnifique appareillage flamand, et la maison de Nobbs, située chemin du Belvédère à Westmount, conçue l'année suivante. À cette époque, l'architecte avait besoin d'une maison plus vaste pour sa femme et ses deux enfants, car en 1909 il avait épousé Mary Cecilia Shepherd, fille du doyen de la faculté de médecine de McGill. La maison Nobbs (fig. 11) affiche un bel appareillage anglais, et à l'exception de la sculpture ornementale au-dessus de la porte principale portant les initiales de Nobbs et la date de 1914, aucune décoration ne vient discréditer la beauté inhérente au traitement superbe de la brique. Nobbs, à l'instar de maîtres tels Webb, Lorimer et Lutyens, démontrait une grande sensibilité dans le choix des matériaux et portait un intérêt tout aussi fervent pour l'artisanat.11 Le propriétaire de la dernière maison de l'architecte, simple petite maison de campagne en bois et bardeaux à Como au Québec, raconte que Nobbs, rendu furieux par la façon de travailler des briqueleurs, bondit vers les échafaudages de la cheminée et démolit plusieurs pieds d'assises fraîches en lançant les briques dans la cour.12

Pour sa propre maison, Nobbs élimina les réminiscences médiévales manifestes dans la maison Colby: la fenêtre en encorbellement et les fenêtres à petits carreaux. Contrairement à la première maison de forme rectangulaire compacte, la masse asymétrique des volumes extérieurs dépend ici entièrement de l'organisation interne, conçue de façon à profiter pleinement de la lumière, de l'air et de la vue panoramique qu'offre le site élevé. De toute évidence, l'architecte adorait ce panorama, car il exécuta de nombreuses aquarelles sur les changements de saisons vus de différentes fenêtres.

L'intérieur original de la maison Nobbs, qui a été photographié, était décoré selon la doctrine ancienne et conservatrice des Arts et Métiers, celle de Morris, Webb et Lorimer, plutôt qu'à la manière plus avant-gardiste et intégrée d'architectes comme Mackintosh et Voysey.13 Les pièces servaient de toiles de fond au mobilier antique et aux meubles plus sobres que Nobbs avait lui-même dessinés (fig. 12). Une splendide vitrine à porcelaine en acajou dont la sculpture décorative porte ses emblèmes floraux et ceux de sa femme existe encore aujourd'hui. La maison était tapissée du papier peint de Morris et dans la salle de séjour de l'étage, les tuiles du foyer en coin sont de William de Morgan, le grand potier des Arts et Métiers, associé à Morris. Charles Reilly, partisan du classicisme anglais et contemporain de Nobbs, directeur de l'école d'architecture de l'université de Liverpool de 1904 à 1929, visita la maison dans les années 20 et nota ses impressions:

C'était un grand édifice austère dressé bien en vue sur les flancs de la montagne, dominant la ville, le Saint-Laurent et les montagnes au loin. Les grandes pièces nues avec leurs planchers en bois franc poli couverts de rares tapis de choix contenaient quelques beaux tableaux. Ses pièces n'étaient pas habitées par des bronzes et des statuettes, mais bien par sa femme et ses enfants. La maison était fonctionnelle et dotée de tout le confort moderne tout en conservant des volumes intéressants, une combinaison aussi remarquable que rare. Historiquement, on remontera sa lignée jusqu'aux châteaux écossais et teutoniques et enfin, bien sûr, jusqu'en Italie.14

Nobbs a conçu de nombreuses maisons au cours de sa longue carrière, mais il a réalisé l'une des plus remarquables à ses débuts, une maison de campagne (pl. I) construite pour le Dr John L. Todd à Senneville au Québec, à l'extrémité ouest de l'île de Montréal. Le site est particulièrement beau; situé à plusieurs centaines de mètres au-dessus du littoral, il donne une magnifique vue sur le lac des Deux-Montagnes. Nobbs eut le contrat en 1911, un an après qu'il se fut associé de façon permanente à l'architecte montréalais George Taylor Hyde (1877-1944). C'était l'association idéale car Nobbs, bien que designer de talent, avait notoirement mauvais caractère et devait avoir à ses côtés un homme pratique qui puisse se charger des aspects techniques et administratifs de la firme. Hyde avait obtenu son B.Sc. en génie architectural à McGill en 1899 et poursuivi ses études au Massachusetts Institute of Technology, travaillant comme dessinateur dans divers bureaux, et de 1902 à 1907, avec des firmes d'entrepreneurs à Pittsburgh en Pennsylvanie. Il revint à Montréal en 1907, où il pratiqua seul jusqu'en 1910. Hyde, comme Nobbs, était un perfectionniste; le soin qu'il prodiguait au détail transparaît dans toutes les constructions de la firme, qu'il s'agisse de maisons privées, d'institutions universitaires ou d'immeubles à bureaux.15 La maison de Senneville constitue un exemple magnifique de cet intérêt pour le travail bien fait.

Son client, le Dr Todd, était professeur de parasitologie à McGill et avait contribué à l'identification des parasites qui causent la maladie du sommeil chez l'homme. Il a été décoré en 1907 pour son œuvre en Afrique par le roi Léopold II de Belgique. Né à Victoria en C. -B., le Dr Todd s'était allié par mariage à l'une des familles les plus en vue de Montréal. Sa femme était la fille unique du banquier Sir Edward Clouston, dont le domaine d'été "Boisbriant" était contigu au terrain sur lequel les jeunes Todd voulaient construire. Le jeune couple ne voulait toutefois pas d'une imposante maison de campagne; et Mme Todd, en fait, eut de vives discussions avec Nobbs au sujet des dimensions des pièces principales. Elle ne voulait pas mener la vie mondaine de ses parents et préférait de petits groupes de six ou huit convives pour dîner. Elle influença l'architecte en ce sens, lui qui n'avait pas non plus la folie des grandeurs, et lui fit dessiner une salle de séjour et une salle à manger aux dimensions plus intimes, peu habituelles dans une maison de cette taille.16 La maison avait entre autres traits distinctifs des pièces à ciel ouvert pour dîner et dormir l'été, même si elle était permanente et dotée du chauffage central. Il faut se rappeler qu'une autre maison nord-américaine d'inspiration Arts et Métiers, la maison Gamble de Greene et Greene à Pasadena, en Californie, qui date à peu près de la même époque, 1908, est également remarquable pour ses terrasses ouvertes et couvertes et ses vérandas. En tant que médecin, le Dr Todd a sans doute souscrit à l'enthousiasme de l'époque pour le soleil et l'air pur. Les vestibules-dortoirs et les vérandas ouvertes, que possédait également la maison Todd, ne s'inspiraient évidemment pas de l'architecture anglaise à cause du climat froid et humide. Ce sont plutôt des adaptations coloniales.

Le plan serré est extrêmement bien pensé et la jeune famille qui occupe aujourd'hui la maison en est toujours satisfaite après en avoir modernisé la cuisine avec imagination et respect. Les pièces sont agencées des deux côtés d'un axe longitudinal, et les salles familiales sont situées à l'arrière; orientées vers l'ouest avec vue sur le lac, elles se distinguent par un traitement plus classique de la façade; la cuisine et les quartiers des domestiques longent la façade est et donnent sur les jardins et le chemin Senneville. Seule exception, la salle à manger est également située du côté est près de la cuisine. Même ainsi, le Dr Todd, assis au bout de la table, pouvait apercevoir le lac à travers les portes vitrées et une fenêtre percée à un endroit stratégique de l'autre côté du vestibule adjacent. Cette pièce reçoit de plus le soleil du matin, agrément que Nobbs essayait d'assurer dans la mesure du possible, car "le soleil hivernal est si beau à l'heure du déjeuner."17

La salle à manger (fig. 14) est en fait la plus belle pièce de la maison. De forme ovale, elle est ornée de vitrines à porcelaine qui s'ouvrent du côté des panneaux curvilignes. La forme convexe du foyer invertit celle de la pièce, ses rudentures simples et élégantes évoquent les sobres moulures qui ornent les murs. Le mobilier original - chaises Hepplewhite aux dossiers curvilignes en forme de cœur, table centrale et dessertes ovales - prolongeait le thème de la pièce. Si le détail est exquis, une habileté professionnelle se manifeste dans toutes les pièces de la maison, que ce soit les portes coulissantes qui glissent toujours facilement ou les placards à argenterie hermétiques et matelassés qui remplissent encore leur tâche efficacement.

Pour le design extérieur de cette maison, antérieure à la sienne, Nobbs a atteint une indépendance artistique totale, produisant une œuvre originale magnifiquement mariée à son site. Il a assimilé ses sources si parfaitement, rejetant tout le superflu, y compris la revivification du passé, qu'il a réussi à atteindre le but le plus recherché des architectes progressistes des Arts et Métiers: une maison sans style au sens historique - à la fois moderne et sans âge. La forme et les dimensions généreuses du bâtiment masquent les origines locales de certaines caractéristiques comme la véranda et les fenêtres à volets, que l'on retrouve dans les vieilles maisons québécoises du régime français. Les toits à pente raide en croupe; les cheminées élancées; les arcs-boutants fuselés à la Voysey qui soutiennent la porte cochère; et par-dessus tout, les volumes qui émanent du renouveau de l'architecture domestique anglaise, tandis que l'œil-de-bœuf et les lucarnes incarnent les deux traditions. Ici, toutefois, Nobbs a choisi des lucarnes polygonales peu communes qui offrent un meilleur éclairage et une meilleure aération. Ces éléments variés ont été mariés dans une création de qualité supérieure et profondément personnelle, rien de moins qu'originale.

La maison Todd est en calcaire aux tons chauds tiré des carrières locales, ce qui la marie de façon admirable à son environnement, et cette relation s'intensifie grâce à la présence de la pierre au jardin. La terrasse est du même matériau, tout comme les colonnes de la pergola donnant sur le lac - les pergolas étaient des petites constructions de jardin aussi prisées à l'ère édouardienne que l'avaient été les ruines à une époque antérieure. La maçonnerie des assises est en gravats et, tout en évoquant l'ancienne architecture de la province, son traitement est plus élégant et mieux adapté aux dimensions et au standing de la maison. Nobbs professait des opinions aussi arrêtées sur la pierre que sur la brique et il écrivit: "Ce que la tradition anglaise de notre temps a de plus précieux, c'est cette sensibilité au matériau dont William Morris et le professeur W. R. Lethaby ont été les interprètes."18

Pour Nobbs, la patine constituait l'essence véritable de l'ancienne architecture rurale, "(...) qui n'est pas obtenue par l'intervention directe de l'homme, avec la texture qui ne pourrait être plus naturelle. En architecture, la texture peut donner des effets très intéressants, et elle n'a subi que de brèves éclipses, au péril de l'art."19 Ainsi, Nobbs joue à fond avec la couleur et la texture de la pierre dans la maison Todd, éliminant en fait tout détail ornemental. Le patinage de la pierre de taille sur les arcsboutants et les pierres d'angle autour de la porte d'entrée fournit un minimum de contraste, tandis que les blocs en forme de coin des voussures de la porte cochère apportent un autre type de variation. Nobbs disait que le traitement de la pierre devait toujours être mesuré et discret, car toute exagération: que ce soit les articulations, les dimensions, le ton et la couleur, ou la rugosité de la surface, gâche l'effet. La maçonnerie de Nobbs est toujours superbe, et se compare aux plus belles œuvres des Arts et Métiers partout au monde. La sensualité de la maçonnerie de la maison Todd fournit à elle seule l'essentiel du plaisir esthétique.

La beauté de cette maison tient également au toit en bardeaux gris.20 Les maisons anglaises et écossaises étaient souvent couvertes de tuile et d'ardoise, mais en Amérique du Nord, le bardeau était de règle et avait bien sûr été brillamment utilisé par H. H. Richardson. Nobbs opta pour un traitement de toiture particulièrement harmonieux, et il mit par écrit des directives détaillées sur la façon de poser les bardeaux. Il mit plus de fantaisie au jeu des bardeaux pour la pittoresque remise qu'il dessina pour le jardin; non seulement s'en servit-il pour couvrir les murs et les toits, mais il en enveloppa les côtés de la tour polygonale.

La maison Todd donne une impression fondamentale de continuité sans "historicisme", de pair avec une austérité qui convient à un environnement jeune et rude et au XXe siècle. Malgré son statut de maison de campagne, on y trouve le même accueillant décor sans prétention, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, qui a beaucoup marqué l'œuvre de Webb. Pour Nobbs comme pour Webb, la clé du succès tient à une sobriété mariée au souci d'excellence des grands artisans. La maison Todd était et demeure une résidence familiale chaude et accueillante; elle est restée chère à la mémoire des premiers enfants qui l'habitèrent, et ceux qui l'occupent aujourd'hui y sont tout aussi attachés. Elle est en fait la parfaite incarnation de l'idéal de Morris "une architecture conçue pour le plus grand plaisir des utilisateurs, et non un instrument de prestige ou l'expression d'un fonctionnalisme purement mécanique - et encore moins une simple source de profit."21

Contrairement à la maison Todd, une autre maison de campagne plus petite dessinée par Nobbs en 1922 révèle de façon évidente ses sources historiques, en partie parce qu'elle a été érigée sur les fondations d'une ancienne maison de ferme québécoise. Toutefois, après la première guerre mondiale, on assista à un retour au conservatisme dans l'expression architecturale - l'architecture domestique s'inspirait principalement du néo-classicisme anglais qui eut vite fait d'annuler les progrès réels réalisés avant la guerre par Nobbs (pour la maison Todd) et d'autres architectes des Arts et Métiers. La maison A. H. Scott (fig. 13), commandée par un compagnon de pêche de Nobbs, est située près du fleuve Saint-Laurent à Dorval (Québec), alors un petit village. Compacte et rectangulaire, cette maison à deux étages s'inspire des anciennes maisons de ferme françaises de la région de Montréal telles que décrites à l'époque par un collègue de Nobbs, Ramsay Traquair, dans "The Old Architecture of the Province of Québec." Traquair disait que "on les reconnaît surtout à leurs pignons élancés en pierre avec leurs cheminées doubles reliées par un mur pignon parapet plat, et leurs hauts chaperons soutenus au couronnement par des corbeaux moulés."22 La maison Scott en possède d'autres caractéristiques, telles sa rangée de lucarnes découpée dans un toit élancé et la porte principale aménagée hors centre pour satisfaire aux besoins du plan intérieur. Pour Nobbs, le climat était un facteur fondamental de l'évolution des formes architecturales, et il exploita ici une adaptation de l'unique toit québécois: de petits bardeaux d'étain posés à la diagonale, qui se patinaient en tons magnifiques. L'architecte y apporte sa touche personnelle en substituant à l'étain un matériau moderne, la tôle galvanisée.23 De plus, la maison est en grande partie crépie, et la pierre est réservée aux cheminées et aux détails.

Si Nobbs s'est surtout inspiré des sources françaises pour la maison Scott, il n'en paya pas moins tribut au néo-classicisme anglais en vogue à l'époque, et certains éléments classiques viennent ajouter à l'originalité du bâtiment: les colonnes du porche principal, les lourdes pierres d'angle, les lucarnes à fronton, et les frises décoratives qui courent sous l'avant-toit. L'architecte pouvait bien sûr justifier ces interpolations historiquement, car les ouvrages locaux avaient subi l'influence du classicisme anglais dès la Conquête.

Malgré l'importance accordée au style dans son acception traditionnelle, Nobbs n'a en aucune façon rendu dans cette mai son l'expression mièvre propre aux années 23. La frise peinte, par exemple, ajoute beaucoup à l'originalité de l'extérieur. Les dessins de présentation de l'architecte spécifiaient que les mé topes devaient être décorées d'animaux aquatiques, sans doute pour faire référence à la prédilection de son client pour la pêche, mais pour une raison obscure, on leur substitua les signes du zodiaque. Du jardin, on peut admirer un autre élément particu lièrement charmant, le cadran solaire placé dans la partie aveugle du haut du mur ouest. Nobbs a sûrement emprunté cette idée à l'un des plus attrayants anciens bâtiments de la province, le couvent des Ursulines à Trois-Rivières, qu'il connaissait bien pour en avoir fait le croquis.24 Ces éléments font de la maison Scott l'une des créations les plus personnelles et les moins conformistes de l'architecte, car il a encore tablé sur les méthodes traditionnelles qu'il avait utilisées dans ses premières oeuvres, comme le centre social des étudiants de McGill, au lieu d'utiliser les formules d'avant-garde qui caractérisent la maison Todd.

 

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APOSTILLES

1. Muthesius, The English Home, pp. 15-16.

2. Savage, Lorimer, p. 19.

3. Muthesius, The English House, p. 62.

4. Savage, Lorimer, p. 39.

5. Nobbs [The Gargoyle], «Montréal Letter», CAB 17 (juin 1904), p. 91.

6. Malheureusement, Nobbs n'a jamais reçu de commande pour le design d'une église, bien qu'il ait exécuté d'importantes rénovations pour l'intérieur de la Church of St. James à Trois-Rivières et de la Erskine and American United Church à Montréal.

7. Lettre de Nobbs à Peterson, 16 avril 1904, APP.

8. Entrevue avec H.P. Illsley, Montréal, 20 oct. 1980.

9. William Richard Lethaby (1857-1931), architecte, éducateur et théoricien important du mouvement des Arts et Métiers, a été le premier principal de la London Central School of Arts and Crafts.

10. Savage, Lorimer, p. 19.

11. Shaw, au contraire, pouvait y être tout à fait indifférent.

12. Entrevue avec M. et Mme Lorne Gales, Como, Que., 1er sept. 1981. La maison Gales a été conçue en 1939.

13. Charles F.A. Voysey (1857-1941) a exécuté une série de maisons de campagne très simples qu'on a imitées partout. Il a également dessiné du papier peint, des tissus et du mobilier.

14. Charles Reilly, «Some Impressions of Canadian Towns », JRAIC 1 (avril-juin 1924), p. 55.

15. Ces renseignements sur Hyde viennent d'une notice nécrologique du Montréal Star, 20 juin 1944, dans MUS 10, p. 536, et de son fils le juge Miller Hyde. D'après d'anciens étudiants et associés de Nobbs, dont les architectes montréalais Harry Mayerovitch et A. L. Perry, il semble évident que Nobbs était le designer.

16. Entrevue avec Mme J. Hackney et Mme J. Fialkowski, Senneville, Que., 3 avril 1981.

17. Nobbs, Design, p. 256.

18. Nobbs, «University Education in Architecture»,JRAIC 2 (mai-juin 1925), p. 108.

19. Nobbs, «Wall Textures», American Architect 124 (12 sept. 1923), p. 244.

20. Le dessin de présentation à l'aquarelle conservé dans la CAC propose des bardeaux rouges.

21. Paul Thompson, The Work of William Morris (New York: Quartet, 1977).

22. Ramsay Traquair, «The Old Architecture of the Province of Québec», JRAIC 2 (janv.-févr. 1925), p. 26.

23. Nobbs, «Tradition and Progress in Canadian Architecture», The Studio 104 (août 1932), p. 84.

24. Ce croquis à l'aquarelle de Nobbs, In Notre Dame Street, Three Rivers, P.Q., se trouve au musée McCord à Montréal.

 

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