par Susan Wagg

Table des Matières

Remerciements

Avant-propos

1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7

Notes biographiques

Abréviations et Notes

english >>

      



2 SA PERMIÈRE COMMANDE D'IMPORTANCE

Après son arrivée au Canada, Nobbs n'eut pas à attendre longtemps avant d'obtenir sa première com mande d'importance: le centre social des étudiants de l'université McGill, situé rue Sherbrooke en face du campus de McGill, occupé aujourd'hui par le Musée McCord. Le conseil d'administration de McGill lui octroya le contrat le 15 juin 1904.1 Quoiqu'il fut responsable du design, Nobbs à l'époque ne possédait pas son propre bureau, et il s'associa à une firme établie de Montréal, Hutchison et Wood.2 Le centre social fut sa première commande, et à ce seul titre il revêt déjà une grande importance; de plus, il incarne parfaitement la philosophie architecturale de Nobbs telle qu'exprimée dans ses écrits et dans son enseignement à l'époque. Non seulement le centre remplit-il sa fonction première de lieu de rencontre et de restauration pour les étudiants de McGill, mais il a fourni aux étudiants de Nobbs un modèle d'excellence en architecture, et la presse en fera état lors de l'ouverture en 1906.3 L'avant-projet de Nobbs était un beau palazzo en brique rouge et en pierre calcaire; conçu dans un esprit d'économie, il constituait une solution de rechange à la tradition montréalaise qui irritait tellement Nobbs - les façades en pierre, avec murs latéraux et arrière en brique.4 En effet, au moment même où le centre social était en chantier, quelques centaines de mètres plus à l'ouest rue Sherbrooke s'élevait le Strathcona Hall, siège du Young Men's Christian Association de McGill. Nobbs se demandait pourquoi, après avoir doté ce bâtiment d'une façade de grès aux détails raffinés, l'on avait revêtu les autres murs de brique. Pour un architecte qui possédait bien son Ruskin, "ce mariage de revêtement était aussi invraisemblable que fâcheux."5 Son propre design, qui alliait brique et calcaire, s'inspirait de deux bâtiments anglais récents du célèbre Richard Norman Shaw, architecte qu'admiraient beaucoup Nobbs et ses contemporains. C'était le New Scotland Yard (1887-90) (fig. 3) et les bureaux du White Star Line à Liverpool (1896). "Ces deux magnifiques immeubles", écrivait Nobbs en août 1904, "ont un revêtement de pierre taillée ou de granité aux étages inférieurs, et les étages supérieurs sont en brique agrémentée à intervalles réguliers de bandeaux ou de membrures de pierre, et l'alternance des matériaux sert à former un motif décoratif d'une nette valeur architecturale. L'apport d'un matériau plus précieux rehausse son pendant plus modeste, et ensemble ils forment un tout cohérent, et non des élévations hétéroclites."6

Cet avant-projet fut rejeté par Sir William Macdonald, l'un des grands bienfaiteurs de McGill, qui avait offert le terrain et les fonds pour la construction du centre et était par conséquent le véritable client. Bien que millionnaire, Macdonald avait "trop de grandeur d'âme pour se laisser obnibuler par la richesse, et il resta jusqu'à la fin un adepte fervent et pragmatique de la simplicité."7 Nobbs, qui se prit d'amitié pour le vieil homme, nota que Sir William aimait la sobriété et était prêt à défrayer les coûts supplémentaires pour construire le centre dans son entier en pierre grise de Montréal (fig. 4). Macdonald n'était en outre pas mécontent de surpasser son collègue au conseil des gouverneurs, Lord Strathcona, principal donateur du Strathcona Hall.8 Nobbs apprécia certainement ce changement de matériau, car il avait déjà eu l'occasion de constater la beauté et la durabilité du calcaire local. Il admirait le traitement de la pierre des sobres maisons de la fin de l'époque géorgienne: "Les moulures délicates, les larges surfaces unies, les pilastres et les bandeaux légèrement en saillie font ressortir à la perfection les belles teintes grises de ce matériau."9 Au moment où il élaborait le design du centre, Nobbs s'était déjà sensibilisé à l'ancienne architecture de la province - tant urbaine que rurale. Au printemps de sa première année à McGill, il avait envoyé ses étudiants relever et dessiner certains anciens monuments de Montréal. Au printemps suivant, il incitait les jeunes architectes du Sketching Club à étudier les ouvrages locaux des XVIIe et XVIIIe siècles pour contrebalancer l'influence de l'éclectisme de l'époque, et il les assura que si William Morris avait connu le charme et le pittoresque des vieilles fermes et seigneuries du Québec, il en aurait parlé avec autant d'admiration qu'il ne l'a fait pour l'art vernaculaire d'Angleterre.10 Nobbs, comme Morris, Webb et Lorimer, affectionnait la simplicité et l'originalité des vieux bâtiments sans prétention; et il admirait le sens pratique des premiers habitants français et anglais qui avaient su adapter à l'environnement canadien les traditions de leur mère patrie respective. C'est dans cet esprit qu'il aborda le design du centre.

Le centre étant essentiellement un cercle étudiant d'une université de langue anglaise, Nobbs de toute évidence crut bon de s'inspirer de la contribution britannique à l'héritage architectural du Canada. La forme de son immeuble s'inspira donc de la tradition du palazzo popularisée par Charles Barry dans ses célèbres clubs londoniens du début de l'ère victorienne. Au début du XXe siècle, le club de style palazzo jouissait encore d'un grand prestige. La rue Sherbrooke en possédait deux autres exemples à l'époque: le Strathcona Hall (1904-05), des architectes montréalais Finley et Spence, et le Mount Royal Club (1904-06), de la firme McKim, Mead et White de New York. À l'instar des anciens bâtisseurs de la province, Nobbs rejeta les détails tarabiscotés, même dans son avant-projet, et il épura encore davantage ses formes dans la version finale en pierre grise. Ainsi, les trois types de fenestration à l'étage supérieur de l'avant-projet ont été réduits à un seul: de hautes fenêtres rectangulaires couronnées de fines moulures semicirculaires en fronton. Un manteau de cheminée sur l'élévation ouest a gagné en simplicité, et le parapet, doté à l'origine d'une section centrale surélevée, se dégage à une seule hauteur et a été ponctué à intervalles réguliers de faibles projections avant. Nobbs reconnaissait que sobriété et pierre grise faisaient bon ménage, car ce matériau était difficile à travailler mais résistait au climat rigoureux.

Même si le changement de matériau a nécessité des modifications, l'influence de Shaw subsiste. Les contemporains de Shaw étaient éblouis par son talent à marier les motifs stylistiques avec éloquence et originalité; et Nobbs continue dans cette veine en puisant librement dans un éventail de vocabulaires architecturaux anglais surtout, mais non exclusivement classiques.11 Un encadrement néo-baroque puissant met l'accent sur l'entrée principale, une fenêtre en encorbellement néo-gothique démarque le rez-de-chaussée, tandis que les fines moulures classiques sont réservées exclusivement au deuxième étage.

Nobbs ne mit pas l'accent sur la filiation anglaise du centre social pour ces seules raisons. À l'époque où fut construit cet édifice remarquable, l'influence américaine marquait profondément l'architecture montréalaise. Peu avant le tournant du siècle, Bruce Price avait exécuté plusieurs ouvrages importants dans la ville, notamment la gare Windsor (1887-89) et le Royal Victoria Collège (1895-99). En 1901, on octroyait à McKim, Mead et White le contrat le plus prestigieux de la décennie, l'agrandissement et la rénovation du siège social de la puissante Banque de Montréal, située Place d'Armes. Nobbs admirait l'œuvre de McKim, mais il regrettait de voir tant de contrats importants aller aux étrangers.12 Bien que lui-même un nouvel arrivant, Nobbs s'était engagé comme professeur et architecte à promouvoir une architecture canadienne de qualité. Son œuvre différait des ouvrages courants des firmes américaines surtout par l'originalité délibérée de ses designs, traduite dans une large mesure par le choix de l'ornementation. McKim, Mead et White utilisèrent eux aussi le calcaire de Montréal avec austérité, mais la froideur et la précision mécanique de leur interprétation de la manière des Beaux-Arts reflétait une tendance moderne que Nobbs jugeait très alarmante. "La standardisation", devait-il écrire plus tard, "est le vice des Américains."13 Pour lui, le véritable sens du style était "ce sceau d'originalité qui accorde au bâtiment un peu de l'âme du designer et de ceux qui l'ont construit."14 "La tradition nationale", faisait-il remarquer en 1906, "a sa place dans une architecture classique."15 Les détails du centre social rendent hommage à certains des précurseurs architecturaux de Nobbs: Inigo Jones, James Gibbs, Barry, Shaw, dont les œuvres ont eu une grande influence sur le Canada.16 À ces tributs viennent s'ajouter des rappels locaux, dont les armoiries de Sir William Macdonald et l'écusson de McGill que Nobbs, passionné de science héraldique, a conçu. Tous ces composants, diversifiés mais triés sur le volet, sont mariés dans une création unique et personnelle dont l'ampleur et la présence surpasse de loin le Strathcona Hall et le Mount Royal Club.

L'impression d'ensemble - une élégance austère - est liée aux proportions harmonieuses du centre social, à un équilibre parfait des pleins et des vides, et au contraste subtil entre l'ornementation discrète et la pierre de taille à l'exécution impeccable. Pur et statique à la manière de l'architecture d'inspiration palladienne anglaise, ce vocabulaire est en même temps moderne. Les moulures étroites, la faible projection des encorbellements accolés aux surfaces murales lisses et l'élongation non classique des fenêtres de l'étage supérieur sont bien de leur époque. On reconnaît là la manière de Shaw, Macintosh, et Ashbee, entre autres.17 Alors que la ligne de corniche bien démarquée du bâtiment de Nobbs et sa robuste entrée principale fournissent à sa composition la vigueur nécessaire, l'uniformité et la légèreté des composantes majeures font référence à la structure portante en acier du bâtiment.18 Les moulures des fenêtres, par exemple, sont appliquées à la surface et se distinguent ainsi des éléments de structure. L'un des grands principes du mouvement des Arts et Métiers, qui s'inspirait surtout du néo-gothique, tenait à l'honnêteté de l'expression structurale.

La formation de l'architecte dans les Arts et Métiers transparaît également dans l'intérieur original du centre social (fig. 5,6). Nobbs a créé presque tout le mobilier et les installations, les plâtres, le fer forgé et même l'en-tête du papier à lettres du centre social. Bien que le mobilier ait été fait en Angleterre, un document contemporain révèle que dans la mesure du possible, on a utilisé des bois canadiens pour les meubles. À l'intérieur comme à l'extérieur, Nobbs s'est inspiré d'une variété d'époques historiques et a donné aux motifs canadiens une place de choix dans le plan de décoration. Le foyer, par exemple, agrémenté d'arcades et de poutres au plafond, a été fini en terre cuite de Burmantoft, et les emblèmes des provinces canadiennes y figurent en bonne place. La vaste salle des étudiants au rez-de-chaussée, qui faisait toute la façade du bâtiment et était éclairée par des fenêtres à battants à petits carreaux et par des fenêtres en encorbellement, avait un thème élisabéthain. Ici, les figures du blason de McGill ont servi de base à la décoration. Partout, on a mis l'accent sur l'esthétique et le confort sans ostentation - sceau d'un bon design du mouvement des Arts et Métiers. Lors de son ouverture officielle à 1 hiver 1906-07, la réaction du public au nouveau bâtiment fut très favorable. Comme l'a dit avec pittoresque un journaliste: Tous les invités allaient d'une partie du bâtiment à l'autre et des exclamations de surprise et d'admiration fusaient de toutes parts."19 Le nouveau professeur titulaire de la chaire Macdonald avait bien sûr rempli ses engagements et établi de hauts critères d'excellence pour l'architecture canadienne.

 

<< chapitre 1 | table des matières | chapitre 3 >>

 

APOSTILLES

1. PCGUM, 1897-1910 (15 juin 1904), p. 290.

2. L'entente entre les architectes se trouve dans les APP

3. AUM 2, p. 168 (Montréal Daily Witness, 11 août 1906).

4. Le grand dessin de présentation à l'aquarelle, conservé dans la CAC, est signé «RE. Nobbs des & delt», et daté «1st Sep. 1904».

5. Nobbs [Concordia Salus], «Montréal Notes», CAB 18 (oct. 1905), p. 157.

6. Nobbs [Gargoyle II], «Montréal Letter», CAB 17 (août 1904), p. 126.

7. AUM 3, p. 59 (Montréal Herald, 11 juin 1917).

8. Nobbs, «Sir William Macdonald», McGill News 4 (juin 1923), p. 2.

9. Nobbs [Concordia Salus], «Montréal Notes», CAB 18 (juill. 1905), p. 109.

10. Nobbs, «On the Value of the Study of Old Work», CAB 18 (mai 1905), p. 74.

11. Nobbs écrivit dans Design: A Treatise on the Discovery of Form (Toronto: Oxford University Press, 1937), pp. 397-98, qu'il ne fallait surtout pas chercher à voir une conformité à la tradition dans l'oeuvre de Shaw.

12. Nobbs [The Gargoyle], «Montréal Letter», CAB 17 (juin 1904), p. 90.

13. Nobbs, «Architecture in Canada», JRAIC 1 (juil.-sept. 1924), p. 92.

14. Nobbs, «The Styles of Architecture and Style in Architecture», CAB 16 (nov. 1903), p. 184.

15. Nobbs, «The Officiai Architecture of European Capitals», p. 40.

16. Jones (1573-1652) n'a exercé qu'une influence indirecte à titre de fondateur du classicisme anglais. L'influence de Gibbs (1682-1754) a été plus directe et plus universelle en Amérique du Nord grâce à son Book of Architecture (1728). L'encadrement qu'a utilisé Nobbs pour l'entrée du centre social des étudiants faisait partie du langage architectural de Gibbs, langage également utilisé par Shaw.

17. L'architecte écossais Charles Rennie Mackintosh (1868-1928), l'un des designers les plus avant-gardistes de la fin du siècle, a réalisé la plus grande partie de ses oeuvres dans la région de Glasgow. Charles Robert Ashbee (1863-1942), malgré sa formation d'architecte, est surtout connu comme fondateur de la Guild and School of Handicraft située dans un quartier pauvre de Londres (déménagée plus tard à Chipping Camden, Gloucestershire).

18. Les murs extérieurs sont porteurs.

19. AUM 2, p. 201 (Montréal Herald, 8 fév. 1907).

 

<< chapitre 1 | table des matières | chapitre 3 >>